La procédure en cours de modification des programmes de sciences économiques et sociales (SES) au lycée fait l’objet de vifs débats depuis des mois, dont il est régulièrement fait écho ici. Plusieurs associations d’enseignants-chercheurs en sciences sociales dans le supérieur viennent de rendre public un appel contre ce qu’elles considèrent comme une « liquidation » du projet des SES et que nous accueillons ici à leur demande, en invitant chacune et chacun à signer le texte si elle ou il se sent en accord avec son contenu.
Malgré leur succès avéré auprès des élèves, les Sciences économiques et sociales (SES), matière enseignée au lycée depuis 40 ans, font à nouveau l’objet de projets visant à leur liquidation. La réforme des programmes engagée, dont le but explicite est de « refonder » les SES, tourne le dos à ce qui constitue la valeur et l’attrait de cette matière : la possibilité d’apporter aux lycéens des connaissances et des méthodes leur permettant de mieux comprendre la réalité économique et sociale, en privilégiant des outils qui leur seront, en outre, durablement utiles, en tant que citoyens, étudiants, ou actifs.
Au lycée, si nous ne voulons pas que les élèves récitent des savoirs qu’ils ne maîtrisent pas et qu’ils auront tôt fait d’oublier, si nous voulons qu’ils s’approprient durablement des connaissances et des méthodes, il faut tenir compte de ce qui peut leur être transmis. Depuis leur origine, les SES se définissent par une méthode pédagogique spécifique qui a, depuis longtemps, fait ses preuves. Celle méthode consiste à partir de grandes questions économiques et sociales ancrées dans la réalité – le chômage, les inégalités, la crise financière, etc. –, qui suscitent l’intérêt des élèves et éveillent leur désir de comprendre. Cet intérêt sert alors de levier pour enseigner les méthodes permettant d’analyser ces questions de la façon la plus rigoureuse possible. Ceci signifie concrètement :
rechercher des données statistiques, des résultats d’enquêtes, des monographies, etc., s’interroger sur les sources, la construction des « faits » et les mots que l’on utilise, afin de ne pas réfléchir « dans le vide », de remettre en question des préjugés, et de rectifier une mauvaise appréciation des ordres de grandeur ;
apprendre à raisonner sur ces données, par exemple éviter de confondre corrélation et causalité, tenter de neutraliser les effets de structure, s’efforcer de contextualiser dans le temps et dans l’espace (par exemple en distinguant des « variétés de capitalisme »), mettre en œuvre des techniques statistiques élémentaires, etc. ;
veiller à ne pas court-circuiter l’étape de la description, qu’il s’agisse d’institutions, de typologies, de mécanismes (comment la monnaie est-elle créée ? ; quels sont les principaux types d’impôts, de prestations ? ; etc.), étape incluant souvent le recours à l’histoire (par exemple l’histoire des crises, l’histoire des mouvements sociaux, de l’Etat social, etc.) ;
rechercher des analyses théoriques susceptibles d’expliquer certains phénomènes, certaines relations, confronter ces analyses entre elles ou les combiner, en prêtant attention à l’importance des hypothèses, à la nécessité et à la difficulté des tests empiriques.
Cette façon de procéder a clairement pour but d’enseigner de bonnes habitudes intellectuelles, de bons réflexes, tant du point de vue de la prudence méthodologique que de la rigueur du raisonnement : de transmettre ce que l’on pourrait appeler un « esprit scientifique », critique, non dogmatique. Cela passe notamment par le travail sur documents (de différents statuts et présentant la diversité des points de vue sur les faits économiques et sociaux), marque de fabrique de l’enseignement des sciences économiques et sociales, et qui, signe de son efficacité, s’est depuis diffusé à d’autres disciplines.
En d’autres termes, les SES mettent l’accent sur des questions ancrées dans la réalité, sur la construction et l’analyse des « faits », sur la description d’institutions et de mécanismes et seulement ensuite sur les théories. Selon cette démarche, les théories ne sont jamais enseignées pour elles-mêmes, mais comme des outils issus des sciences sociales, sans exclusive a priori. On aura ainsi souvent recours à l’économie, à la sociologie et à la science politique, mais aussi à l’anthropologie ou à l’histoire. C’est la question posée, ce sont les réalités étudiées qui conduisent à mobiliser telle ou telle notion, empruntée à telle ou telle discipline. Car la valeur des théories est toujours conditionnelle, relative à des hypothèses, utile pour étudier telle question, mais pas nécessairement telle autre.
C’est cette conception qui est aujourd’hui radicalement remise en question par une réforme des programmes dont le but explicite est de « refonder » les SES, c’est-à-dire, malheureusement, d’en finir avec cette expérience collective pour rétablir « l’ordre » que certains appellent de leurs vœux. En résumé, il s’agit de décalquer pour le lycée ce qui s’enseigne dans de nombreuses facultés d’économie à l’université, c’est-à-dire une économie coupée des autres sciences sociales – la sociologie et la science politique ne survivant, dans les nouveaux programmes, qu’au titre de supplément d’âme – et quasi exclusivement centrée sur la construction de modèles mathématisés, par ailleurs fragilisés par les postulats qui les fondent. Et cela sans voir que non seulement le lycée n’a pas vocation à mimer l’université, mais qu’en plus le « modèle » à imiter est partiel et très critiquable.
Mais ce nouveau programme témoigne aussi de l’absence d’une véritable discussion sur ce qu’il faut transmettre et comment le transmettre. Sans évaluation préalable, sans concertation, contre l’avis de la majorité des enseignants, un petit groupe « d’experts » a voulu imposer une démarche contraire à celle des SES. Loin de toute référence aux faits sociaux, il s’agit dans cette perspective d’empiler des notions et des exemples abstraits, sans débats ni recul critique : « Apprenez, vous comprendrez (peut-être) plus tard ! ». Disparaissent alors le sens, les faits, les mécanismes, les institutions, le pluralisme des points de vue et des disciplines. Rien que ça. Au bénéfice d’un catéchisme célébrant « la » science économique comme un savoir autoréférentiel et définitif, la crise actuelle devant être une illusion.
Après leur dénaturation, il s’ensuivra rapidement la liquidation des SES : par la démobilisation des enseignants, condamnés à une tâche désormais absurde, et par la désertion des élèves, attachés à cette discipline qui leur permet – jusqu’à quand ? – de penser le monde.
Pour nous, enseignants-chercheurs, la reconnaissance de la pluralité des approches théoriques et la démarche empirique – sous ses différentes formes : enquêtes, travail statistique, recours à l’histoire, etc. – sont les deux exigences fondatrices de toute analyse scientifique des « faits sociaux », et donc aussi des faits « économiques ». De ce point de vue, les réformes actuelles des programmes de SES, si elles aboutissaient, marqueraient, sous couvert d’une spécieuse scientificité, la victoire du dogmatisme et de la pensée unique. Or, ce n’est pas ce dont nous avons besoin, ni au lycée, ni à l’université, contrairement aux justifications de cette réforme.
Nous ne nous opposons pas à tout changement. Simplement, nous estimons que les programmes de SES doivent être construits à partir d’un nombre limité de questionnements contextualisés. Ces programmes devraient respecter trois principes : l’importance des faits et de l’histoire ; la confrontation entre les faits économiques et sociaux et les modèles théoriques ; le pluralisme théorique et disciplinaire. Ils devraient donc reposer sur l’apprentissage du débat raisonné et laisser du temps au travail sur documents.
Le nouveau programme de première de SES ne respecte pas ces grands principes. Il remet radicalement en question les finalités et les méthodes qui ont pourtant fait le succès de cet enseignement depuis 40 ans. Et il est à craindre que le futur programme de terminale élaboré par le même groupe d’experts, qui doit être rendu public dans quelques semaines, présente les mêmes insuffisances.
C’est pourquoi nous, enseignants-chercheurs de diverses disciplines, formulons deux exigences. Nous demandons tout d’abord un moratoire dans l’application du nouveau programme pour la classe de Première à la rentrée 2011, afin de suspendre la destruction en cours du savoir-faire accumulé par les enseignants de SES. Nous demandons ensuite la convocation d’un nouveau groupe d’experts, qui offre des garanties de pluralisme dans sa constitution. Ce nouveau groupe devrait procéder à une évaluation sérieuse des enseignements actuels ; mener des enquêtes auprès des enseignants et des lycéens ; et procéder à des auditions d’enseignants du secondaire et du supérieur, afin de définir les orientations à donner à l’enseignement de sciences économiques et sociales.
Premiers signataires
Yvan Abernot et Marie-Christine Presse, co-présidents de l’Association des Enseignants Chercheurs de Sciences de l’Education (AECSE)
Avner Bar-Hen, président de la Société Française de Statistique (SFdS)
Laurent Bazin, président de l’Association Française des Anthropologues (AFA)
Simon Bittmann et Arthur Jatteau, étudiants de PEPS-Économie (Pour un enseignement Pluraliste dans le Supérieur en Économie)
Sophie Chevalier, présidente de l’Association pour la Recherche en Anthropologie Sociale (APRAS)
Philippe Cibois, président de l’Association Française de Sociologie (AFS)
Laurence de Cock, présidente du Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire (CVUH)
Natacha Coquery, présidente de l’Association Française d’Histoire Economique (AFHE)
Julien Fretel, président de l’Association des Enseignants Chercheurs en Science Politique (AESCP)
Frédéric Neyrat, président de l’Association des Sociologues Enseignants du Supérieur (ASES)
André Orléan, président de l’Association Française d’Economie Politique (AFEP)
Gilles Raveneau, président de l’Association Française d’Ethnologie et d’Anthropologie (AFEA)